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  • Photo du rédacteurLéane Alestra

Féminisme : voir le mal partout

Dernière mise à jour : 21 mars 2022


Je regarde la situation de l’extérieur : Jérôme, affalé sur le canapé, occupe les deux tiers de celui-ci, pendant que Marie et Julie sont toutes deux serrées, les jambes croisées. Elles l’ont repris sur une énième blague bien douteuse, et la situation dégénère. S’affalant encore davantage sur le canapé, le menton relevé, il s’esclaffe : « Non mais vous les féministes vous voyez le mal partout aussi ». Vraiment Jérôme ?

Il paraîtrait que les féministes voient le mal partout et dramatisent, si l’on en croit le sondage de Grazia – pas la source la plus noble, je vous l’accorde – une majorité de Français·es partageaient encore ce point de vue en 2014 : 70 % des hommes et 58 % des femmes pensent que les féministes en font trop.

Pourtant, en France, la situation concernant les femmes et les minorités de genre reste préoccupante. À l’heure où je vous écris, 48 femmes sont mortes en 5 mois sous les coups de leur conjoint, 1 femme sur 10 en ménage a vécu des violences conjugales durant le premier confinement, 3 enfants par classe sont victimes d’inceste, 99 % des femmes ont été harcelées au moins une fois dans l’espace public et 12 % d’entre elles ont déjà été victimes de viol. 80 % d’entre elles sont confrontées au sexisme au travail, elles consacrent en moyenne 1h30 de plus par jour aux tâches domestiques, et 83 % des filles cis de 15 ans ne savent pas que leur clitoris a une fonction érogène.

Mais alors, comment expliquer que malgré cet état des lieux plus que préoccupant Jérôme, et bien d’autres Français·es, soient persuadés que les féministes voient le mal partout ?

L’un des premiers responsables est le déni collectif. Bien que tout le monde soit au courant de l’existence du sexisme, il est difficile de se pencher sur notre propension à nier le mal et la souffrance. Afin d’éviter cette douloureuse introspection sur l’état de notre système, nous allons – comme pour l’écologie, le racisme, et bien d’autres luttes – adopter la stratégie de l’autruche. Dans une des dernières publications de Vice intitulée « Éduquez vos fils », un jeune homme s’exprime sur le sexisme dans la société et dit lui-même : « on voit les publications féministes, on les voit, mais on les ignore ». Quand la réalité est trop douloureuse ou inconfortable, car elle remet en question certains de nos privilèges, les moins braves d’entre nous ignorent sciemment la réalité. Iels mettent toute la poussière sous le tapis et s’en prennent à quiconque essaie de faire le ménage.

Afin de continuer à naviguer dans ce déni confortable, il est en effet préférable de minimiser et invisibiliser le travail des féministes. Dans son livre « Une sociologie du déni », l’auteur Cohen souligne qu'il se traduit en trois axes : « Le déni porte alors sur la cognition (ne pas reconnaître les faits), l’émotion (ne pas sentir, ne pas être dérangé), la moralité (ne pas reconnaître de torts ou de responsabilité) et enfin l’action (ne pas prendre de mesures actives en réponse à la connaissance) » [p. 9].

Personnellement, il m’aura fallu une confrontation brutale au sexisme pour que je me réveille enfin, et prenne pleinement conscience de l’organisation sociale. Fort heureusement, la prise de conscience féministe ne découle pas nécessairement d’un traumatisme : une œuvre d’art, une discussion à cœur ouvert, un reportage, un témoignage ou un livre suffisent. Mais encore faut-il pour cela visibiliser le travail des féministes. En état de déni, on ne parle pas de ce sujet et on en efface l’histoire en coupant la transmission entre les différentes générations féministes.Si la question du genre est moins un sujet de niche ces dernières années, elle reste un sujet minoritaire dans l’espace médiatique, alors que sans information ni éducation, on ne peut appendre à développer un regard critique sur ces enjeux.

Les féministes, grâce à leur éveil, savent reconnaître les attributs de la logique patriarcale. Comme un·e photographe qui aiguise son œil grâce à une pratique répétée, les féministes acquièrent au fur et à mesure de leur cheminement une lucidité par laquelle elles arrivent à déceler le sexisme dit « ordinaire », celui qu’on ne remarque pas, car on a intégré qu’il était normal. C’est comme ça que je remarque les biais sexistes de Jérôme, en observant sa façon de se mouvoir et de couper la parole, que je reconnais le male gaze dans des œuvres d’art, ou encore que j’identifie la rhétorique masculiniste de Vald dans « Pensionman ». Bien sûr qu’aujourd’hui je ne peux pas oublier, lorsque je flâne au Musée d’Orsay, que les jeunes femmes sur les toiles de Gauguin sont les enfants qu’il a violées.

La violence est partout, alors j’accepte de la regarder en face pour la combattre. Comme on affine son palais au fil des années d’études d’œnologie, j’affine mon regard sur le sexisme et constate à quel point il est imbriqué dans chaque parcelle de nos vies. C’est vrai, une fois qu’on a enfilé les lunettes du féminisme, on ne peut plus les quitter. Ce regard critique, je l’acquiers au fur à mesure de mes lectures et discussions, mais aussi en travaillant sur mes multiples biais patriarcaux et sur mes stéréotypes de genre. Étant née dans une société patriarcale et sexiste, j’ai comme tout le monde intégré ces schémas, au point qu’ils peuvent inconsciemment altérer mon jugement. Pour éviter que cela ne se produise, je travaille notamment mes biais de confirmation, la tendance à ne prendre en considération que les informations qui confirment nos croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent.

Il y a également le biais de statu quo, qui est la tendance à préférer laisser les choses telles qu'elles sont, un changement apparaissant comme apportant plus de risques et d'inconvénients que d'avantages possibles, ainsi que le biais de conformisme, la tendance à penser et agir comme les autres. En ce qui concerne les stéréotypes sexistes, nous sommes conditionné·es à croire que les femmes se plaignent trop. Qui n’a pas déjà dit : « Ne fais pas ta fillette ! » ? Dans l’imaginaire collectif, les femmes sont un peu paranos, folles, hystériques… bref : bien trop émotives.

A l’inverse, le masculin renvoie dans notre imaginaire collectif à la neutralité, au raisonnable et au cartésien. En conséquence, on croit moins le récit des femmes et on décrédibilise davantage leur discours. Il y a également cette idée sous-jacente que les féministes seraient là, tapies dans l’ombre et intransigeantes, à guetter le moindre faux pas pour crier au sexisme.

Je ne crois pas que les féministes prennent un quelconque plaisir à râler : ce n’est jamais plaisant. Nous préférerions sûrement siroter des virgin mojitos en terrasse, en mini short et poils de sortie, sans avoir à nous soucier du sexisme. Mais ce n’est pas un loisir d’être féministe, c’est un enjeu de survie et une lutte pour davantage de bien-être. Alors oui, pour l’éradiquer, nous devons être vigilantes et observer les discriminations que nous vivons. Le sexisme est toujours « intéressant » car il ne peut avancer qu'en se dissimulant, qu’en paraissant ordinaire et donc acceptable. Par conséquent, il doit développer des stratégies intelligentes et subtiles pour survivre et se répandre. Ce n’est pas anodin si Satan est toujours représenté comme un séducteur redoutablement intelligent et cultivé. Aussi, les féministes sont sans cesse dans cette situation paradoxale : pour lutter en faveur de l’amour, de l’empathie, et pour l’acceptation de la différence et de la diversité, elles doivent se confronter à la haine et à la violence de la société patriarcale.

Elles sont un peu comme Diogène si l’on en croit Jérôme Lecoq : « Diogène de Sinope qui courait les rues d’Athènes en plein jour avec une lanterne allumée à la main et qui quand on lui demandait pourquoi il faisait cela répondait "je cherche un homme" ». Accepter de voir le mal, le mensonge et l’illusion comme Diogène finit par interpeller les hommes et les faire réfléchir sur leur vanité. Comme les chiens de Diogène, nous féministes, qu’on renvoie souvent à la figure de chiennes enragées, mordons pour sortir l’opinion du déni collectif. L’activisme féministe éclaire la poussière sous le tapis et force celleux qui l’y ont mise à voir la vérité en face, afin qu’iels finissent par adopter une attitude éthique.

Alors oui, nous vous interpellons, nous bousculons vos idées reçues et c’est inconfortable. Oui, nous avons l’ambition de renverser le statut quo et pour cela nous remuons aussi bien l’intime que le politique, mais promis, c’est simplement pour voir davantage de bien partout.





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