top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurLéane Alestra

« Je ne vois pas les sexes » ou la fausse naïveté bien-pensante

Le 21 janvier 2022, Emmanuel Todd, anthropologue et historien, publie l’essai « Où en sont-elles ? . Une esquisse de l’histoire des femmes ». En écumant les médias, l’auteur clame à qui veut l’entendre « Le patriarcat n’existe pas » reprenant les mots de la très décriée Peggy Sastre, autrice du livre « La domination masculine n’existe pas » en 2015. « Où en sont-elles ?» se découpe en deux parties. Dans la première, Emmanuel Todd s’attache à démontrer que la division sexuelle du travail est inscrite dans la nature humaine depuis l’apparition de l’homo sapiens. Cette idée, est largement contestée dans le milieu scientifique (cf. le dernier livre de Marylène Patou-Mathis et bien d’autres). La théorie de la division sexuelle originelle affirme que Sapiens mâle chassait, fabriquait les armes et les outils tandis que Sapiens femelle élevait et nourrissait seule les enfants dans sa grotte avant de cueillir une ou deux baies à l'occasion. Comme dans la longue tradition des ouvrages de psycho évolutionniste (matière qui n’a pas plus de fondement scientifique que l’astrologie), cette position de départ vise à expliquer les actuelles inégalités entre les genres. Sans grande surprise, dans la deuxième partie du livre, l’anthropologue plonge pieds et poings liés dans ce poncif en faisant le parallèle hors sol entre préhistoire et 20e siècle. Dans cette partie, Todd tombe dans un autre écueil masculiniste paresseux, celui d’avancer que les femmes sont aujourd’hui en quasi-égalité avec les hommes puisque depuis 1968, dans la plupart des pays développés, les étudiants sont en majorité des femmes. Affirmant ainsi que le pouvoir et les privilèges sont répartis de manière juste entre femmes et hommes. Cette analyse ne résiste pourtant pas à l’épreuve des faits : 75 % des personnes vivant sous le seuil de pauvreté sont des femmes. Dans le monde, elles produisent les 2/3 du travail mondial (sans compter le travail domestique et reproductif) et dans le même temps détiennent seulement 10 % des revenus mondiaux et 2 % de la propriété mondiale. En France, à l’heure où je vous écris, nous comptons 10 féminicides depuis le début de l’année, après seulement 26 jours. 1 femme sur 10 en ménage a vécu des violences conjugales durant le premier confinement. 99 % des femmes ont été harcelées au moins une fois dans l’espace public et 12 % d’entre elles -au moins- ont déjà été victimes de viol. 80 % d’entre elles sont confrontées au sexisme au travail quand 1 femme sur 5 subit du harcèlement sexuel sur son lieu de travail. De plus, elles consacrent en moyenne 1 h 30 de plus par jour aux tâches domestiques. L’ouvrage de Todd dénonce également une prétendue « théorie du genre » qui serait brandie par les féministes pour justifier leur acharnement -gratuit et terrible selon lui - à l’encontre des hommes. Cette idée d’une unique « théorie du genre », est un non sens scientifique. Pour cause, c’est un concept forgé en 2016 par le Vatican, pour disqualifier l'ensemble des travaux scientifiques s’attachant à analyser les rapports entre les genres (biologie comprise). Reprenant cette expression du clergé, Todd balaie avec mépris les travaux universitaires et scientifiques. Il maintient ainsi que le genre n’est pas le résultat d’une construction sociale, mais la conséquence de la répartition sexuée des tâches du temps de Sapiens. Grand défenseur de la division sexuée dans son livre, Emmanuel Todd affirme pourtant sur le plateau de France 5, « ne pas voir les sexes ». Après nous avoir assuré que nous devions rester à notre place de femelle Sapiens durant 400 (longues) pages, celui-ci affirme tout à coup être aveugle à la distinction des sexes lorsque des féministes le confrontent à sa misogynie… Mais alors pourquoi Todd essaie cette défense ? Tout simplement pour convaincre l’audimat que son travail ainsi que sa personne, sont neutres et dénués de tout phallocentrisme. « Je suis impartial, ce que j’écris porte un jugement conforme à la réalité et décrit uniquement les faits avec exactitude » semble-t-il nous jurer. Pourtant, comme le rappelle, le philosophe René Descartes, l’objectivité implique l’omniscience, or, personne ne peut prétendre tout savoir et arguer avoir en sa possession tous les éléments pour comprendre une thématique. De plus, pour se rapprocher de l’objectivité, il faut évidemment travailler son sujet, et ce, en emmagasinant des connaissances. Mais cela ne suffit pas ! Il faut encore analyser ses propres biais cognitifs. Un biais cognitif est un mécanisme de pensée à l’origine d’une altération du jugement, rendant la prise de décision de l’individu faussée. Or, nous avons tous·tes de nombreux biais, il en existe plus de 250 ! Dans le cas du féminisme, il est important de savoir se situer, car ces thématiques font à la fois appel à des connaissances théoriques et académiques. En plus de ces faits sociaux, il faut prendre en compte l'impact de nos expériences intimes et personnelles. Une fois cette place située, nous pouvons ainsi travailler sur nos biais et nos stéréotypes, tout en gardant à l’esprit que nous ne pourrons jamais totalement nous en défaire : nous restons des êtres situé·es. Je m’en aperçois personnellement. J’ai beau théoriquement connaître des sujets sociaux et m’y intéresser depuis des années, je constate régulièrement que ma réflexion comporte des angles morts. Afin de se rapprocher de l’objectivité, il faudrait donc, une fois situé·e, prendre en compte et écouter la parole des concerné·es. Mais être une femme, par exemple, ne suffit pas pour aborder de manière juste les thématiques liées au sexisme : il est nécessaire de croiser l’expérience et le vécu à l’expertise. Pour la philosophe et politologue Nancy Hartsock, les personnes possédant une expérience couplée d’un savoir obtiennent un privilège épistémique. En définitive : une analyse plus lucide. Cette expertise, Emmanuel Todd est incapable de la délivrer. Et pour cause, il avoue lui-même qu’il n’a jamais lu de livre féministe, qu'il a découvert la question en même temps que #Metoo et qu'il considère Françoise Héritier comme une anthropologue mineure. De plus, par sa socialisation d’homme blanc, Emmanuel Todd est conditionné à s’ériger comme un individu incarnant le « neutre », légitime à aborder n'importe quel sujet. En effet, dans l’imaginaire collectif, le masculin, renvoie à la neutralité, au raisonnable et au cartésien. En conséquence, on croit moins le récit des femmes et on décrédibilise davantage leur discours, quant à l’inverse nous octroyons une présomption d’excellence aux hommes. Dès lors, lorsque sur le plateau de France 5 des féministes lui démontrent qu’il ne maîtrise pas le sujet sur lequel il écrit, Todd se défend en prétendant ne pas voir les sexes. Mais comment, en dépit de ce que nous venons de constater, l’auteur peut-il affirmer qu'il considère les hommes et les femmes exactement de la même façon ? Sans même que son œil ne soit capable de distinguer l'un de l'autre? La première réponse est le déni. Afin d’éviter toute profonde introspection sur l’état de notre système inégalitaire, il adopte la stratégie de l’autruche. En effet, lorsque l'état des lieux est embarrassant, car il remet en question certains de nos privilèges, les moins braves d’entre nous l'ignorent sciemment et laissent la poussière sous le tapis. Pour laisser la saleté sous la carpette, il est donc préférable de minimiser et invisibiliser le travail des féministes. Dans son livre « Une sociologie du déni », l’auteur Cohen souligne qu’il se traduit en trois axes : « Le déni porte alors sur la cognition (ne pas reconnaître les faits), l’émotion (ne pas sentir, ne pas être dérangé), la moralité (ne pas admettre de torts ou de responsabilité) et enfin l’action (ne pas prendre de mesures actives en réponse à la connaissance) » [p. 9]. C’est d’ailleurs le même mécanisme qui se produit avec le racisme. Julien Bond le résume ainsi : « Être aveugle à la couleur, c’est être aveugle aux conséquences de la couleur ». Évoquer le genre ou la couleur des autres implique de se situer dans une société hiérarchisée. L’admettre c’est, d’une manière performative, renoncer à une position privilégiée d’individu universel et objectif car c’est déjà reconnaître que tout n’est pas harmonieux. Pour éviter d’en arriver à ce constat, les hommes utilisent souvent la figure repoussoir du macho. La rhétorique est la suivante : « je te promets que je ne suis pas un salaud, je n’ai jamais violé ou frappé ma femme. Je ne suis donc pas sexiste, crois moi #NotAllMen. » On se conforte dans l’idée que la véritable misogynie n’existe que dans le cœur d’hommes mauvais. Cette rhétorique naïve et hypocrite consistant à affirmer que le sexiste est toujours l’Autre, est avant tout un aveu d’ignorance voire de mépris. En effet, la plupart du temps, les comportements sexistes sont involontaires. Il n’y a pas d’une part les perfides violeurs et de l’autre les braves pères de famille. Cette vision provient d’un ensemble de valeurs binaires qui s'inscrivent dans notre imaginaire collectif occidental. Ce dernier est issu de la morale chrétienne. En effet, notre civilisation repose sur une hiérarchie dualiste : opposer l’homme et la femme, le paradis et l’enfer, le noir et le blanc,… Cette dualité hiérarchique, Emmanuel Todd la défend justement. Pour lui, s’en détacher reviendrait à anéantir toute notre civilisation, laquelle repose sur ce principe dualiste. Cela est révélateur, car au fond bouleverser cette civilisation, c'est précisément bousculer le socle patriarcal dont il souhaite nier l’existence. Cet argument consistant à ne pas voir les genres et les couleurs, a été analysé par des penseuses antiracistes, notamment la féministe noire Kimberlé Crenshaw, qui parle de politique du colour-blindness. Bien que les femmes blanches, les hommes racisés, les femmes et personnes queers racisé·e·s ne vivent pas les mêmes discriminations, l’apport des penseuses antiracistes nous permet de mieux comprendre ce phénomène de pseudo aveuglement aux différences. Kimberlé Crenshaw écrit que pour les blancs hypocrites, la solution contre le racisme serait « d’éliminer la race, d’éliminer tous les propos qui s’y rapportent, y compris ceux qui visent à identifier les structures et hiérarchies raciales et à y remédier, (...) C’est cette bien-pensance cosmopolite propre au XXe siècle “qui s’efforce de s’acquitter des fardeaux du passé et qui vous suggère d’en faire de même”.» Dans son livre « Le racisme est un problème de blanc », Reni Eddo-Loge revient sur cette politique — au mieux naïve — qui a pour objectif de ralentir les mouvements progressistes. Elle explique que : «Le fait de nous rabâcher, et pire encore d’inculquer à nos enfants, que nous sommes tous égaux est un mensonge maladroit, bien que bienveillant. Pourquoi ne pas tout simplement reconnaître la ségrégation raciale ouvertement pratiquée jadis. En entretenant la légende de l’égalité universelle, nous ne faisons que nier l’héritage économique, politique et social de la société britannique, qui a été historiquement organisée par la race. La réalité, c’est que d’un point de vue matériel, nous sommes tout sauf égaux. Cette situation est terriblement injuste. C’est une construction sociale, créée pour perpétuer la domination raciale et l’injustice. Et cette différence, dont les personnes de couleur ont une conscience diffuse depuis leur enfance, n’est pas anodine. Elle est teintée de racisme, de stéréotypes racistes et, pour les femmes, de misogynie racialisée». En adhérant à cette politique de fausse naïveté, tout en relayant les plaidoyers masculinistes, Todd ainsi que tous les hommes arguant ces rhétoriques tendent à freiner et épuiser les féministes dans leur combat. C’est d’ailleurs ce que lui réplique Titiou Lecoq sur le plateau de France 5 : «Vous nous ralentissez, on a trop de travail pour ça». Il est l'heure, pour Emmanuel Todd et bien des hommes, d’enfin écouter les féministes plutôt que de se lancer dans des livres ou des discours hasardeux, méprisants et paternalistes. Il est temps de considérer que cela n’amuse personne de compter les défuntes, de relater les inégalités et de lutter de sorte que chacun·e soit respecté·e en société. Aussi, je finirais en reprenant les mots de Camille Cottin «Chères concitoyennes, n’oubliez jamais de vous battre pour qu’un jour il n’y ait plus de débat», (ni de mortes, on aimerait bien).



84 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page